La Grande Famine.

1932-33 : Un Génocide du Peuple Ukrainien ?

(Golod 1932-33 : genotsid Ukraintsev dlia osuscestvlenia politiki roussifikatsii ? 'Otecestvennaia Istoria', 1995, n°1, p. 49-61. S. Merl.)

Dans l'arsenal répressif, une célèbre loi promulguée le 7 août 1932, au plus fort de la guerre entre la paysannerie et le régime, jouait un rôle décisif. Elle prévoyait de condamner à dix ans de camp ou à la peine de mort « tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste ». Elle était connue dans le peuple sous le nom de « loi des épis » car les personnes le plus souvent condamnées avaient volé quelques épis de blé ou de seigle dans les champs kholkhoziens. Cette loi scélérate permit de condamner, d'août 1932 à décembre 1933, plus de 125 000 personnes dont 5 400 à la peine capitale.

Malgré ces mesures draconiennes, le blé « ne rentrait pas ». A la mi-octobre 1932, le plan de collecte pour les principales régions céréalières du pays n'était rempli qu'à 15-20 %. Le 22 octobre 1932, le Bureau Politique décida donc d'envoyer en Ukraine et dans le Caucase du Nord deux commissions extraordinaires, l'une dirigée par Viatcheslav Molotov, l'autre par Lazar Kaganovitch , dans le but de « accélérer les collectes ». Le 2 novembre, la commission de Lazar Kaganovitch , dont faisait partie Genrikh Iagoda, arriva à Rostov-sur-le-Don. Elle convoqua aussitôt une réunion de tous les secrétaires de district du Parti de la région du Caucase du Nord, au terme de laquelle fut adoptée la résolution suivante : « A la suite de l'échec particulièrement honteux du plan de collecte des céréales, obliger les organisations locales du Parti à casser le sabotage organisé par les éléments koulaks contre-révolutionnaires, anéantir la résistance des communistes ruraux et des présidents de kolkhoze qui ont pris la tête de ce sabotage ». Pour un certain nombre de districts inscrits au « tableau noir » (selon la terminologie officielle) furent prises les mesures suivantes : retrait de tous les produits des magasins, arrêt total du commerce, remboursement immédiat de tous les crédits en cours, imposition exceptionnelle, arrestation de tous les « saboteurs », « éléments étrangers » et « contre-révolutionnaires » suivant une procédure accélérée, sous l'égide de la Guépéou. En cas de poursuite du « sabotage », la population était passible de déportation massive.

Au cours du seul mois de novembre 1932, premier mois de « lutte contre le sabotage », 5 000 communistes ruraux jugés « criminellement complaisants » vis-à-vis du « sabotage » de la campagne de collecte, et 15 000 kolkhoziens furent arrêtés dans cette région hautement stratégique du point de vue de la production agricole qu'était le Caucase du Nord. En décembre, commencèrent des déportations massives non plus des seuls koulaks, mais de villages entiers, notamment de stanitsy cosaques déjà frappées en 1920 par des mesures semblables. Le nombre des « colons spéciaux » (prisonniers du Goulag) repartit rapidement à la hausse. Si, pour 1932, les données de l'administration du Goulag faisaient état de l'arrivée de 71 236 déportés, l'année 1933 enregistra un afflux de 268 091 nouveaux « colons spéciaux ».

            En Ukraine, la commission Molotov prit des mesures analogues : inscription des districts où le plan de collecte n'avait pas été rempli au « tableau noir », avec toutes les conséquences précédemment décrites : purge des organisations locales du Parti, arrestations massives non seulement de kolkhoziens, mais aussi des cadres des kolkhozes, soupçonnés de « minimiser la production ». Bientôt ces mesures furent étendues à d'autres régions productrices de céréales.

            Ces mesures répressives pouvaient-elles permettre à l'Etat de gagner la guerre contre les paysans ? Non, soulignait dans un rapport particulièrement perspicace le consul italien de Novorossisk :

            « L'appareil soviétique excessivement armé et puissant se trouve en fait dans l'impossibilité de trouver la victoire dans une ou plusieurs batailles rangées ; l'ennemi n'est pas massé, il est dispersé et l'on s'épuise en une série sans fin de minuscules opérations : ici, un champ n'est pas sarclé, là quelques quintaux de blé sont cachés ; sans compter un tracteur inopérant, un deuxième volontairement détraqué, un troisième en vadrouille au lieu de travailler … Et de constater ensuite qu'un entrepôt a été dévalisé, que les livres de comptes, petits ou grands, sont mal tenus ou falsifiés, que les directeurs des kolkhozes, par peur ou par malveillance, ne déclarent pas la vérité dans leurs rapports … Et ainsi de suite, à l'infini et toujours à nouveau dans cet immense territoire … L'ennemi, il faut aller le chercher maison par maison, village par village. C'est comme porter de l'eau dans un baquet percé. »

            Aussi, pour vaincre « l'ennemi », ne restait-il qu'une seule solution : l'affamer.

            Les premiers rapports sur les risques d'une « situation alimentaire critique » pour l'hiver 1932-33 parvinrent à Moscou dès l'été 1932. En août 1932,   Molotov rapporta au Bureau Politique qu'il existait « une réelle menace de famine même dans les districts où la récolte avait été excellente ». Néanmoins, il proposa de remplir coûte que coûte le plan de collecte. Ce même mois d'août, le Président du Conseil de Commissaires du Peuple du Kazakhstan, Issaev , informa Staline de l'ampleur de la famine dans cette république, où la collectivisation-sédentarisation avait complètement désorganisé l'économie nomade traditionnelle. Même des staliniens endurcis tels Stanislas Kossior , premier secrétaire du Parti Communiste d'Ukraine, ou Mikhaïl Khataïevitch , Premier secrétaire du Parti de la région de Dnieprpopetrovsk , demandèrent à Staline et à Molotov de diminuer le plan de collecte. « Pour qu'à l'avenir la production puisse augmenter conformément aux besoins de l'Etat prolétarien, écrivait Khataïevitch à Molotov en novembre 1932, nous devons prendre en considération les besoins minimum des kolkhoziens, faute de quoi il n'y aura plus personne pour semer et assurer la production. »

                  « Votre position, répondit Molotov, est profondément incorrecte, non bolchevique. Nous autres bolcheviks, nous ne pouvons pas mettre les besoins de l'Etat – besoins définis précisément par des résolutions du Parti – à la dixième ni même à la seconde place. »

            Quelques jours plus tard, le Bureau Politique envoyait aux autorités locales une circulaire ordonnant que les kolkhozes qui n'avaient pas encore rempli leur plan fussent immédiatement ponctionnés de « tout le grain qu'ils détiennent, y compris les soi-disantes réserves de semences ».

            Ayant été contraints de livrer sous la menace, voire la torture, toutes leurs maigres réserves, n'ayant ni les moyens ni la possibilité d'acheter quoi que ce soit, des millions de paysans des régions agricoles les plus riches de l'Union Soviétique furent ainsi livrées à la famine et n'eurent d'autre ressource que de partir vers les villes. Or, le gouvernement venait d'instaurer le 27 décembre 1932 le passeport intérieur et l'enregistrement obligatoire pour les citadins, dans le but de limiter l'exode rural, de « liquider le parasitisme social » et de « combattre l'infiltration des éléments koulaks dans les villes ». Face à cette fuite des paysans pour la survie, il édicta donc, le 22 janvier 1933, une circulaire qui condamnait à une mort programmée des millions d'affamés. Signée par Staline et Molotov, elle ordonnait aux autorités locales et en particulier à la Guépéou d'interdire « par tous les moyens les départs massifs des paysans d'Ukraine et du Caucase du Nord vers les villes. Après arrestation des éléments contre-révolutionnaires, les autres fuyards seront ramenés sur leur lieu de résidence. » La circulaire expliquait ainsi la situation : « Le Comité central et le gouvernement ont les preuves que cet exode massif des paysans est organisé par les ennemis du pouvoir soviétique, les contre-révolutionnaires et les agents polonais dans un but de propagande contre le système kolkhozien en particulier et le pouvoir soviétique en général. »

            Dans toutes les régions touchées par la famine, la vente des billets de train fut immédiatement suspendue ; des barrages, contrôlés par les unités spéciales de ma Guépéou, furent mis en place pour empêcher les paysans de quitter leur district. Au début du mois de mars 1933, un rapport de la police politique précisait qu'en l'espace d'un mois 219 460 personnes avaient été interceptées dans le cadre des opérations destinées à limiter l'exode des paysans affamés vers les villes, que 186 588 avaient été « ramenées dans leur région d'origine », les autres étant arrêtées et jugées. Mais le rapport restait muet sur l'état des personnes expulsées hors des villes.

            Sur ce point, voici le témoignage du consul italien de Kharkov, au cœur d'une des régions les plus touchées par la famine :

            « Depuis une semaine, un service pour recueillir les enfants abandonnés a été organisé. En effet, en plus des paysans qui affluent vers la ville parce qu'ils n'ont plus aucun espoir de survie à la campagne, il y a des enfants qu'on amène ici et qui sont ensuite abandonnés par les parents, lesquels s'en retournent au village pour y mourir. Ces derniers espèrent qu'en ville quelqu'un prendra soin de leur progéniture … Depuis une semaine, on a mobilisé des dvorniki (des concierges) en blouse blanche qui patrouillent la ville et ramènent les enfants au poste de police le plus proche … Vers minuit, on commence à les transporter en camion à la gare de marchandises de Severo Donetz (Donetz Nord). C'est là qu'on rassemble aussi les enfants trouvés dans les gares, les trains, les familles de paysans, les personnes isolées plus âgées, ratissées en ville pendant la journée. Il y a du personnel médical … qui fait la « sélection ». Ceux qui ne sont pas encore enflés et offrent une chance de survie sont dirigés vers les baraquements

de Holodnaïa Gora où, dans des hangars, sur la paille, agonise une population de 8 000 âmes, composée essentiellement d'enfants … Les personnes enflées sont transportées en train de marchandises à la campagne et abandonnées à cinquante ou soixante kilomètres de la ville de sorte qu'elles meurent sans qu'on les voie … A l'arrivée sur les lieux de déchargement, on creuse de grandes fosses et on enlève tous les morts des wagons. »

            Dans les campagnes, la mortalité atteint des sommets au printemps 1933. A la faim s'ajoute le typhus ; dans des bourgs de plusieurs milliers d'habitants, les survivants ne se comptent que par quelques dizaines. Des cas de cannibalisme sont signalés dans les rapports de la Guépéou comme dans ceux des diplomates italiens en poste à Kharkov :

            « On ramasse à Kharkov chaque nuit près de 250 cadavres de personnes mortes de faim ou de typhus. On remarqua qu'un très grand nombre d'entre eux n'avait plus de foi : celui-ci paraissait avoir été retiré par une large entaille. La police finit par cueillir quelques uns des mystérieux «  amputeurs  » qui avouèrent qu'avec cette viande ils confectionnaient la farce des pirojki (des petits pâtés) qu'ils vendaient ensuite sur le marché. »

            Les archives démographiques et les recensements de 1937 et de 1939, tenus secrets jusqu'à ces dernières années, permettent d'évaluer l'ampleur de la famine de 1933. Géographiquement, la « zone de la faim » couvrait l'ensemble de l'Ukraine, une partie de la zone des terres noires, les riches plaines du Don, du Kouban et du Caucase du Nord, une grande partie du Kazakhstan. Près de quarante millions de personnes furent touchées par la famine ou la disette. Dans les régions les plus atteintes, comme les zones rurales autour de Kharkov, la mortalité entre janvier et juin 1933 fut multipliée par dix par rapport à la moyenne : 100 000 décès en juin 1933 dans la région de Kharkov, contre 9 000 en juin 1932. Encore faut-il noter que de très nombreux décès n'étaient pas enregistrés. Les zones rurales furent bien sûr plus durement frappées que les villes, mais celles-ci ne furent pas épargnées. Kharkov perdit en un an plus de 120 000 habitants, Krasnodar 40 000, Stavropol 20 000.

            En dehors de la « zone de la faim », les pertes démographiques, dues en partie à la disette, ne furent pas négligeables. Dans les zones rurales de la région de Moscou, la mortalité augmenta de 50 % entre janvier et juin 1933 ; dans la ville d'Ivanovo, théâtre d'émeutes de la faim en 1932, la mortalité progressa de 35 % au cours du premier semestre 1933. Pour l'année 1933 et pour l'ensemble du pays, on observe un surplus de décès supérieur à six millions. L'immense majorité de ce surplus étant due à la famine, on peut valablement estimer à six millions de victimes environ le bilan de cette tragédie. La paysannerie d'Ukraine paya le plus lourd tribut avec au moins quatre millions de morts. Au Kazakhstan, un million de morts environ, notamment parmi la population nomade privée, depuis la collectivisation, de tout son bétail et sédentarisée de force. Dans le Caucase du Nord et la région des terres noires,   il y eut un million de morts.

            Cinq ans avant la Grande Terreur qui frappera en premier lieu l'intelligentsia et les cadres de l'économie du Parti, la grande famine de 1932-33, apogée du second acte de la guerre antipaysanne engagée en 1929 par le Parti-Etat , apparaît comme un épisode décisif dans la mise en place d'un système répressif expérimenté tour à tour et selon les opportunités politiques de l'heure contre tel ou tel groupe social. Avec son cortège de violences, de tortures, de mise à mort de populations entières, la grande famine traduit une formidable régression à la fois politique et sociale. On voit se multiplier tyranneaux et despotes locaux, prêts à tout pour extorquer aux paysans leurs dernières provisions, et la barbarie s'installer. Les exactions sont érigées en pratique quotidienne, les enfants abandonnés, le cannibalisme réapparaît avec les épidémies et le brigandage ; on installe des « baraques de la mort », les paysans connaissent une nouvelle forme de servage, sous la férule du Parti-Etat . Comme l'écrivait avec perspicacité Sergo Orjonikidze à Sergueï Kirov en janvier 1934 : « Nos cadres qui ont connu la situation de 1932-33 et qui ont tenu le coup sont vraiment trempés comme l'acier. Je pense qu'avec eux on bâtira un Etat comme l'histoire n'en a jamais connu. »

            Faut-il voir dans cette famine, comme le font aujourd'hui certains publicistes et historiens ukrainiens, un « génocide du peuple ukrainien » (S.Merl) ? Il est indéniable que la paysannerie ukrainienne a été la principale victime de la famine de 1932-33 et que cet « assaut » a été précédé dès 1929 de plusieurs offensives contre l'intelligentsia ukrainienne accusée d'abord de « déviation nationaliste » puis, à partir de 1932 contre une partie des communistes ukrainiens. On peut sans conteste, reprenant l'expression d'Andreï Sakharov, parler de « l' ukrainophobie de Staline ». Toutefois, il est aussi important de remarquer que proportionnellement la répression par la famine a touché tout autant les contrées cosaques du Kouban et du Don et le Kazakhstan. Dans cette dernière république, dès 1930, la collectivisation et la sédentarisation forcée des nomades avaient eu des conséquences désastreuses : 80 % du cheptel fut décimé en deux ans. Dépossédés de leurs biens, réduits à la famine, deux millions de Kazakhs émigrèrent, près d'un million vers l'Asie centrale, un million et demi environ vers la Chine.

            En réalité, dans nombre de régions, comme l'Ukraine, les pays cosaques, voire certains districts de la région des terres noires, la famine apparaît comme l'ultime épisode sz l'affrontement, commencé dans les années 1918-22, entre l'Etat bolchevique et la paysannerie. On constate en effet une remarquable coïncidence des zones de forte résistance aux réquisitions de 1918-21 et à la collectivisation de 1929-30, et des zones touchées par la famine. Des 14 000 émeutes et révoltes paysannes recensées par la Guépéou en 1930, plus de 85% eurent lieu dans les régions « punies » par la famine de 1932-33. Ce sont les régions agricoles les plus riches et les plus dynamiques, celles qui avaient à la fois le plus à donner à l'Etat et le plus à perdre au système d'extorsion de la production agricole mis en place au terme de la collectivisation forcée, qui ont été les plus touchées par la grande famine de 1932-33.        

 

Extrait du ‘Livre Noir du Communisme'.

Auteurs : Courtois, Werth, Panné, Paczkowski, Bartosek, Margolin.