Libération, vendredi 14 mai 2004

Par Patricia TOURANCHEAU

Le substitut Bourragué revient dans l'affaire Alègre.

Selon deux policiers, il était sur les lieux du meurtre de Line Galbardi en 1992.

Sur fond de miasmes délétères, de tirs à boulets rouges entre gendarmes et magistrats, de carences notoires dans les enquêtes policières et médico-légales, les affaires d'assassinats maquillés en suicides ou classés prospèrent toujours à Toulouse dans le sillage du tueur en série Patrice Alègre . Ainsi, on en revient au point de départ, chambre 24 de l'hôtel de passes de l'Europe, le 3 janvier 1992, où la prostituée Line Galbardi a été tuée.

Le doyen des juges, Serge Lemoine, qui instruit les crimes d' Alègre , cherche depuis un an l'identité du substitut du procureur venu sur place, anonyme sur les procès-verbaux de l'époque. Il ne retrouvait pas le registre des permanences des représentants du parquet pour l'année 1992. « Perdu ». Il butait aussi sur d'étranges enquêtes policières. Il a fini par demander à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) d'enquêter sur les dysfonctionnements dans les investigations conduites en 1992 sur les meurtres de la prostituée Galbardi et du travesti Martinez. Et, selon les révélations de France 3, mercredi soir, deux inspecteurs de l'époque, l'un à la police judiciaire, l'autre à la sûreté urbaine, ont livré, sur procès-verbal à l'IGPN, l'identité de ce mystérieux substitut : Marc Bourragué .

Ainsi A.S. , ancien flic de la PJ aujourd'hui à la retraite, a-t-il déclaré : « Il y avait également [sur place] un membre du parquet que j'ai identifié immédiatement comme étant M. Marc Bourragué . Je suis affirmatif sur la présence de ce magistrat dans la chambre d'hôtel. » Le second, J.P. , est tout aussi formel.

Silence. Or Marc Bourragué a toujours affirmé le contraire : « Je ne suis pas le magistrat fantôme qui s'est rendu sur les lieux du crime de Line Galbardi  », avait-il juré dans une interview à France 3. De plus, il s'occupait alors des affaires financières ­ et non pas criminelles ­ à Toulouse, et ne se trouvait pas de permanence ce jour-là. Aujourd'hui magistrat à Montauban, Marc Bourragué , qui eut le tort de boire un jour un apéritif avec Patrice Alègre , sans connaître ses travers d'étrangleur de femmes, n'a pas souhaité réagir à ce rebondissement. Sollicité hier, son avocat, Laurent de Caunes , n'a pas non plus souhaité répondre. Désormais en préretraite, le gendarme Roussel relaie les interrogations du juge Lemoine et des familles des victimes : « On peut se poser la question aujourd'hui. Que fait le substitut Bourragué qui n'est pas de permanence dans un hôtel de passes où une prostituée a été tuée ? Qui l'avertit et pourquoi ? »

C'est pour élucider ce meurtre non résolu de Line Galbardi que le doyen des juges, Serge Lemoine, et le gendarme Michel Roussel, alors chef de la cellule « Homicides 31 », ont retrouvé puis fait parler des tapineuses du quartier de la gare Matabiau à l'époque, Patricia et Fanny. Celles-ci ont déversé des flots de « révélations » au printemps 2003, un mélange de vérités et de mensonges qui a nourri le scandale. Elles expliquent aussi qu'elles ont été forcées d'assister à la mise à mort de Line, jugée trop bavarde par Patrice Alègre . Par ses aveux, Patricia la rude mère maquerelle s'expose alors à des poursuites judiciaires pour proxénétisme, voire complicité de meurtre. N'a-t-elle pas désigné la victime « d'un regard » à Alègre , effacé les traces après le meurtre, voire trempé un peu plus dans le crime ? En tout cas, Patricia risque gros. Et mouille plus haut, l'ancien maire de la ville Dominique Baudis et d'autres notables. A son tour, Fanny, la fille à soldats qui se dit « entretenue », se débloque au contact de Patricia et déverse ses viols subis à 17 ans. Elle griffonne, le 22 mars 2003, le visage rond d'un magistrat aux cheveux ras lui « ayant fait beaucoup de mal avec Patrice », et le décrit physiquement.

Michel Roussel, interviewé hier par Libération au sujet de la contre-enquête de l'inspection technique de la gendarmerie (1), indique qu'il communique alors ces éléments lors de la réunion quotidienne au parquet : « Un magistrat, qui regarde le croquis et la description, lance alors que ça ressemble à Marc Bourragué . Je le connais de loin, j'ai vu sa silhouette, je n'y avais pas pensé mais oui, c'est une hypothèse. Sa photo ne se trouve pas dans l'album de 400 clichés déjà confectionné. Il faut la mettre. Pour moi, ce n'est pas un complot, c'est une obligation. Faute de trombinoscope, nous avons scanné une photo de M.  Bourragué dans la Dépêche et l'avons insérée en dernier dans l'album. On n'avait pas le temps de tout refaire, y avait le feu. » Fanny reconnaîtra plus tard la photo 1052 de «  Marcus  ». Certes, elle a menti sur plusieurs points, attribuant la paternité de son fils aîné et l'achat d'une voiture rouge à Marc Bourragué . Selon l'avocat de la famille Galbardi , Me Catala , « elle a cependant parlé de la présence de ce substitut sur les lieux du crime de Line et de pièces falsifiées au départ ».

Coups. Par ailleurs, l'expertise de documents médico-légaux du meurtre de Line Galbardi vient de démontrer qu'elle a été frappée au visage, comme le racontaient les témoins du crime, Fanny et Patricia. La « fracture d'une incisive », une « blessure à l' hémilèvre  », des traces de traumatisme qui permettent aujourd'hui à l'experte Josiane Pujol de conclure que « la victime a été frappée violemment sur la face côté droit ». Une remise en cause de résultats d'autopsie effectuée en 1992 par Danièle Alengrin , qui attestaient une « mort par asphyxie » et ne décelaient pas ces traces de violence.

Me Catala compte demander l'exhumation de la dépouille de Line Galbardi pour une contre-autopsie . Comme ce fut le cas pour Edith Scheichardt , soi-disant morte « par intoxication médicamenteuse » selon l'autopsie de la même légiste Alengrin , désavouée par de nouveaux experts qui ont détecté des coups à la mâchoire (lire Libération de mardi). Le docteur Alengrin , qui a officié avec son collègue Pierre-Marie Bras, a permis de classer plusieurs autres meurtres en suicides, tels ceux de Valérie Tariote en 1989 et de Hadja Benyoucef en 1987. « Il est extrêmement étonnant que le docteur Alengrin , retournée à l'Hôtel de l'Europe à la demande du juge, ne se souvienne d'absolument rien, et n'ait pas mis en évidence des blessures engendrées par d'importants traumatismes », souligne Me Catala , qui se demande si ces ratés relèvent « d'incompétences, d'une carence totale de l'appareil répressif à Toulouse, y compris de médecins légistes » ou « d'autre chose ».

(1) Libération du 6 mai.

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