Léon Schwartzenberg sur l'affaire Regina Louf : "Les pédophiles sont l'avarie du développement humain".

            On ne croit jamais ce que disent les enfants : ils inventent, ils fabulent ou ils fantasment. Quand une jeune femme de 28 ans raconte ce qui lui est arrivé dès son plus jeune âge, dès l'âge de deux ans, on l'écoute, mais comme on a du mal à l'entendre, on préfère ne pas la croire. Quand un petit garçon ou une petite fille raconte les ‘avances' d'un de leurs éducateurs ou d'un de leurs parents, comme on a du mal à les entendre, on préfère ne pas les croire. Et les accusés deviennent très rapidement des victimes, et les victimes des accusateurs. Comment peut-on donner foi à des récits aussi incroyables, comment peut-on mettre à égalité des enfants dont le cerveau n'est pas encore formé et des adultes expérimentés dont le cerveau a permis de faire la preuve de sa maîtrise par la place qu'ils occupent dans la société ? Regina Louf témoigne pour toutes les petites filles exilées de leur enfance avant d'être interdites de vie. Car ne nous y trompons pas : ces réseaux d'hommes organisés ne sont pas seulement des groupes de personnes ayant un goût particulier pour les enfants, une attirance pour le jeune âge de la vie. Ce sont des assassins. Ils n'acceptent pas que les enfants qu'ils touchent (et de quelle manière) arrivent à l'âge adulte. Ils ne doivent pas dépasser l'âge de 16 ans : on pourrait les croire, donner crédit à leurs témoignages. Il arrive aussi qu'on les tue plus tôt : quand ils manquent à la règle absolue décidée par les adultes qui les entourent de près. « Si tu parles, si tu racontes quoi que ce soit en dehors du cercle, tu deviens un ange. » Ces hommes, ces bourreaux, ont recours à cette image pour désigner ceux qui vont sortir de leur clan, et du monde en général. Cette sortie de la vie est filmée en vidéo et des ébats pornographiques accompagnés de tortures précèdent la fin d'une existence espérée par la malheureuse qui n'en peut plus d'être ainsi maltraitée et qui n'aspire qu'à s'endormir pour toujours. Les films ainsi réalisés, appelés ‘snuff movies', ont une grande vogue, particulièrement outre-Atlantique où des prostituées, enfants et adultes, subissent les pires outrages par des hommes, adultes ou vieillards, des animaux ou des instruments, avant d'être exécutées. Les places sont chères, de 500 à 1 000 dollars. Car le ressort de ces turpitudes, de ces bassesses, est l'argent. Avec de l'argent, dans ce monde, vous pouvez tout vous offrir : de beaux voyages, de grosses cylindrées, une belle demeure, des bijoux … ou de jolies petites filles. Vous pouvez, si vous en avez le désir, satisfaire vos goûts les plus secrets et les moins avouables, avant de revenir à la maison, où votre femme et vos enfants vous attendent, recevoir à dîner vos amis, vos associés, faire même preuve d'esprit ou de savoir, si vous êtes homme politique, magistrat, médecin, homme d'affaires ou policier.

            Le beau monde que celui des adultes, doivent penser toutes ces petites filles. Le terrible monde. Et leurs mains … Les mains des adultes, celles qui vous touchent, qui vous palpent, qui vous fouillent, sans délicatesse, avec brutalité. Bizarre engeance que l'espèce humaine, qui peut se servir de ses mains pour sculpter un scribe dans l'Egypte ancienne, peindre une Femme au Turban au XVII° siècle, construire des temples ou des cathédrales, écrire l'Odysée ou Don Quichotte, composer la 9ème Symphonie ou Parsifal (« L'Homme est intelligent parce qu'il a une main » disait Anaxagore) – et puis les transformer, ces mains, en instruments d'avilissement et de torture. Non, il n'est pas vrai, comme certains le disent, que ceux qui les utilisent ainsi, leurs mains, font partie de l'humanité au même titre que les autres : ils sont l'avarie du développement de l'être humain. Celui-ci, au cours de sa longue histoire, après des millions d'années, peut accéder au sublime ou se traîner dans la fange.

            A 5 ans, Regina Louf est filmée avec des chiens excités qui s'abattent sur elle. A partir de 8 ans, elle a des ‘clients' tous les jours. Elle devient pubère très tôt, ce qu'elle attribuera aux mauvais traitements et à la sollicitation incessante de son corps. A 11 ans, elle met au monde une petite fille, Cheyenne, qui lui sera retirée quelques semaines après sa naissance par sa grand-mère. « Oublie, Ginie, n'y pense plus. » A 12 ans elle est confiée par ses parents à un ‘protecteur', Tony. Durant ces années humiliantes et inhumaines, une rencontre lumineuse : une fille de deux ans plus âgée qu'elle, Clo, qu'elle aime. Pour sa délicatesse. Pour sa gentillesse. Pour son caractère. En sa présence, elle retrouve un peu de goût à la vie. Deux ans plus tard, on lui interdit de la côtoyer. Elle n'est plus ‘clean'. Clo vit en permanence auprès d'un vieil homme. Une après-midi, Tony vient chercher Regina et l'amène en urgence dans un bungalow. Au premier étage, Clo est en train d'accoucher. Car certains bourreaux aiment profiter de cet état ! Clo souffre et continue à être rudoyée. Elle pleure. Elle est très fatiguée. On finit par la laisser seule avec Regina qui fait ce qu'elle peut, sans l'aide d'aucun médecin, mais avec toute la tendresse et tout l'amour du monde. A bout de force, Clo finit par accoucher et meurt.

Regina marche, désespérée. Elle est près d'un pont surplombant une ligne de chemin de fer et attend le prochain train pour sauter, quand, au fond d'elle-même, une voix crie : « Non ! Tu dois raconter Clo ! ». Et c'est pour l'amour de Clo que vous pouvez lire le livre de Regina Louf, ‘Silence, On Tue Des Enfants !' aujourd'hui.

C. a 14 ans. Des raisons d'ordre judiciaire nous interdisent de donner son nom. Elle est amoureuse de Mich et fait des fugues pour le retrouver. Mais elle ne peut supporter qu'on l'oblige à faire des fellations, dont les hommes sont si friands. Pour l'initier, on torture Regina devant elle en sacrifiant un lapin au-dessus de son corps et en la violant de différentes manières « pour qu'elle comprenne ». Mais C. ne s'y fait pas. Regina fait savoir à une autre fille qu'elle a conseillé à C. d'en parler à ses parents. Hélas, l'amie va aussitôt en parler à Mich. Regina va assister aux derniers moments de C., dans la cave d'une champignonnière où, après avoir été attachée, lacérée, violée, elle mourra et son corps sera brûlé.

            Comment Regina Louf a-t-elle pu survivre ? Dressée dans le monde des adultes, comme un petit animal : ils lui faisaient faire ce qu'ils voulaient. Et, se disait-elle, « pour que je sois ainsi traitée, je dois être mauvaise et être punie pour tous mes péchés. »

            Mais elle a pu se retrouver face à elle-même et s'accepter, grâce à l'idée qu'elle possédait plusieurs personnalités : l'écolière, la rebelle qui sèche les cours et hait les adultes, la putain. Ce que confirmaient les divers noms dont Tony l'affublait : ‘petite souris' quand il la ramenait chez elle, ‘fillette' quand il la violait au petit matin, ‘putain' quand elle travaillait avec d'autres pour lui, ‘Bô' quand elle ‘s'occupait' de lui, ‘Ginie' quand il essayait de la consoler.

            Quand elle allait sur ses 16 ans, elle savait que la fin approchait, car on ne croit pas les dires des enfants, mais on croit ceux des adultes, et ce d'autant plus que son protecteur se met à l'appeler « mon ange » à plusieurs reprises et qu'elle sait que les anges doivent mourir. Quand il lui apprend qu'après 16 ans, elle viendra vivre chez lui, elle a compris : il a une famille, donc, chez lui, c'est sous terre. Alors, désespérément, elle cherche du secours et croit le trouver au manège. Un jeune garçon de 16 ans qui s'occupe des chevaux. Il a de beaux yeux. Elle l'approche. Il la regarde avec douceur. Mais Tony s'en aperçoit. Elle est perdue. Alors, elle va tout raconter au garçon. Elle lui demande de la protéger, jour et nuit. Il accepte, l'amène à l'école, veille sur son sommeil. Il s'appelle Erwin. Une nouvelle vie commence. Ils s'aiment. Ils s'épousent. Ils ont aujourd'hui quatre enfants, des chiens, des chevaux et plein d'autres animaux. L'amour est la plus grande valeur sur cette terre.

            Comment a-t-elle pu tenir tant d'années ? Elle avait beau se rappeler quelques phrases du catéchisme : « Honore ton père et ta mère. » Mais pourquoi ? Puisqu'ils laissent déshonorer leur petite fille ? Ce n'est pas faute de les avoir appelés à l'aide. Ses parents ne répondent pas. Il y a des mères qui ne sont pas des mères, seulement des pondeuses. Il y a des pères qui ne sont pas des pères, seulement des mâles en activité génitale.

            Démunie, solitaire, désespérée, ne trouvant aucun secours sur cette terre, elle en appelle à Celui, le Rédempteur, qui ne peut pas ne pas avoir pitié d'une de ses petites créatures, faible et maltraitée. Pas de réponse. Rien. Le silence éternel de la compassion divine l'attriste, l'étonne. Elle est donc maudite. Ce qui lui arrive est mérité puisque personne ne l'aide. Mais le jour où elle va se décider à faire le grand saut, un petit fil la retient : l'amour qu'elle a pour Clo, et le serment qu'elle a fait : « Tôt ou tard, je raconterai Clo. »

            Elle aurait voulu oublier, parce que la haine est un mauvais sentiment. Mais il existe une règle d'or : ce qu'on m'a fait à moi, je veux bien l'oublier, mais jamais ce qu'on a fait à d'autres, à ceux que j'aimais. Puisqu'ils ne sont plus là, eux, pour oublier et peut-être pardonner, je prendrai leur place et me transformerai en vengeur. Si l'on te frappe sur une joue, tends l'autre joue. Et quand il n'y a plus de joue ? La seule issue, c'est la recherche et la punition des tortionnaires. Comme pour les camps de concentration. L'oubli est une forme de lâcheté et la vengeance est une forme de fidélité. Pour les coupables, pour les bourreaux, cela aurait été si bien si cela n'avait jamais été, comme si cela n'avait été qu'un mauvais rêve. Et pourquoi pas un rêve, après tout ? C'est ce qu'on dit dans les médias : les témoins rêvent à haute voix, ils fantasment. Et le père de Regina dira un jour à Erwin qui va se plaindre : « C'était il y a si longtemps ! » Il fallait un déclic. Ce sera le visage de deux petites filles retrouvées : Sabine et Laetitia. Il y a donc en Belgique de braves gens, de bons gendarmes et un bon juge qui ont empêché ces deux jeunes filles de mourir et les ont ramenées à la vie. Mais Regina hésite encore : « Me rappeler les horribles moments de mon enfance alors que je me sens si bien avec Erwin, mon sauveur, mes petits enfants et mes animaux … » C'est son amie Tania qui va réussir à la décider. Mais Regina parle le flamand et le juge Connerotte le français. C'est un gendarme qui se trouve là par hasard, Patrick De Baets, qui traduira. Elle prend rendez-vous. Pour la protéger, on lui donne un nom de code X1 (témoin n°1), comme on en donnera aux autres témoins : X2, X3, X4 … Elle est écoutée, rassurée. L'enquête semble mener bon train. Mais le train va s'essouffler et presque s'arrêter. On vous expliquera comment on peut, dans un pays démocratique et apparemment civilisé, éviter aux coupables d'être arrêtés, comment on s'y prend pour éviter aux bourreaux d'être châtiés. On ne peut s'empêcher d'être indigné. Le juge Connerotte est dessaisi du dossier sous prétexte qu'il avait participé avec cent autres personnes à un ‘repas-spaghetti' destiné à fêter le retour à la liberté de Sabine et Laetitia. Il avait accepté de répondre à l'invitation. Il se trouvait placé à une table éloignée de celle des parents et des deux jeunes filles, avec lesquels il n'a pas parlé. Mais cela a suffi : de par sa présence dans la même salle que les victimes, il a fait preuve d'un manque d'objectivité. Le bon juge, c'est celui qui réserve une place égale à la victime et aux bourreaux. Comme le disait Jean-Luc Godard : « L'objectivité, c'est dix minutes pour Hitler, dix minutes pour les Juifs. » Petites filles belges, disparues et assassinées, ce jour où on a retiré le dossier au juge Connerotte, on a commencé à vous oublier. On ne sait déjà pas où vous êtes enterrées, et on vous enterre pour la deuxième fois. Il faut protéger les puissants. Ceux qui font marcher l'Etat : politiques, magistrats et policiers. Vous, pauvres petites filles, vous n'avez pas fait vos preuves dans la vie. Vous avez servi à des hommes qui aimaient la chair fraîche. Et alors ? Vous n'étiez responsables d'aucun des rouages de la société, vous y étiez seulement de jolies, d'insouciantes, de merveilleuses petites filles qui avanciez confiantes vers la vie et qui avez été humiliées, souillées, maltraitées et finalement assassinées. Reposez en paix. La justice belge veille sur votre sommeil et ne souhaite pas qu'il soit troublé. Elle protège les assassins qui valent mieux que vous pour une seule raison : ils sont vivants, haut placés et peuvent encore nuire.

            On ne croit pas les enfants : rien de ce qu'ils disent, à peine ce qu'ils disent une fois devenus adultes. Le monde des adultes, c'est celui de la directrice d'école, à laquelle une enfant de dix ans se plaint de sévices exercés avec l'accord de ses parents et qui téléphone immédiatement devant l'enfant à la grand-mère : « Tu devrais être contente d'avoir des parents et une grand-mère pareils. » Le monde des adultes, c'est une mafia qui prend parti contre les enfants. Ainsi, en France, lors de la révélation de l'existence de vidéocassettes mettant en scène de jeunes enfants, presque des bébés, victimes d'attouchements et de viols par des hommes d'âge ‘mûr', des vieillards ou même des animaux, quelques personnes qui menaient au grand jour une vie d'industriel, d'homme politique ou d'éducateur, en vinrent à se suicider, face à la mise à jour de leur double vie. Et certaines autorités morales ou intellectuelles s'en sont pris à la presse qui avait imprimé les noms d'inculpés en flagrant délit. Ils mettront en doute les images de ces cassettes, et il faudra qu'un gendarme vienne me dire « Docteur, vous ne pouvez pas savoir ce qu'on a vu. Un de mes hommes est sorti de la salle pour vomir … »

            L'explication des mâles devant des filles violées demeure : elles provoquent ou elles fabulent ; elles ne sont pas normales. Ou bien comme un gendarme à Regina : « Avouez que vous aimiez cela. » Bassesse des mâles, quand ils font étalage de ce qu'ils aiment appeler leur ‘petit joujou', qui occupe une si grande place dans leurs pensées.

            Quand Regina décrit les meurtres auxquels elle a assisté, elle ment ou se trompe : Véronique D., fille de notable de Gand, tuée et torturée en 1985, serait décédée d'un ‘cancer' (quel cancer ?), déclaration faite par deux médecins dont l'un appartenait au réseau. L'exhumation du corps, la saisie du dossier médical, demandées par les enquêteurs, sont refusées par le Parquet de Gand. Clo (Carine Dellaert), morte au cours d'un accouchement sans surveillance médicale n'était, d'après le Parquet de Gand et contrairement à ce qu'écrit le rapport d'autopsie, peut-être pas enceinte. D'ailleurs, Regina a pu confondre avec une autre Clo. Mais, même alors, le problème demeure entier puisqu'une jeune fille nommée Clo est morte en accouchant. Pas d'enquête. La mort de C., torturée et violée dans ses dernières heures pour avoir envisagé de parler à ses parents et dont le corps a finalement été brûlé dans la cave d'une champignonnière (cave dont la description est faite avec exactitude par Regina), n'a donné lieu à aucune confrontation avec ceux qu'elle avait vu la torturer. D'ailleurs, les parents de C. ne croient pas au témoignage de Regina, et cela suffit aux éventuels enquêteurs : ces derniers pensent que les blessures portées par le corps de C. avaient « d'autres origines ». Lesquelles ?

            Regina est mal vue ou mal ressentie par les parents des victimes disparues : elle est vivante et mène actuellement une existence heureuse dont ils auraient tant aimé que leurs enfants puissent profiter un jour. Les mères pensent, comme toutes les mamans du monde : « Je sais maintenant que je ne la reverrai plus. Je sais qu'elle est morte. Mais faites qu'elle n'ait pas souffert, que ce soit arrivé vite ! Tout ce que raconte cette Regina est impossible, insupportable. Je ne peux pas la croire. Elle invente. Car si ce qu'elle raconte est vrai, alors … Non. Non ! Je ne peux pas le croire, je ne veux pas le savoir. Cette Regina est folle. Sinon, c'est moi qui deviendrais folle jusqu'à la fin de mes jours. »

            Pauvres mères affolées, attristées, misérables, permettez-moi de vous dire notre compréhension et notre tendresse. Mais c'est au nom de vos enfants perdus, de ceux qui peuvent disparaître demain, que nous devons lutter.

                                                         Professeur Léon Schwartzenberg. 2002.