Hommage au Peuple Russe

( Slava rousskomou narodou  !)

Je suis arrivé en Russie par une journée glaciale de l'hiver 1943 au sein d'un groupe de diplomates et officiers de l'armée qui débarquait directement de l'aéroport de Prestwick en Ecosse par un vol qui avait traversé le front de l'Est pour atterrir à Moscou. Alerté de notre arrivée, le général du secteur organisa un petit-déjeuner d'accueil aux proportions gigantesques. Je vois encore aujourd'hui ces côtelettes de porc aux oignons accompagnées d'œufs sur le plat, le tout arrosé d'un fleuve de vodka. Je dois dire que sur toute la durée de la guerre, l'approvisionnement en vodka ne tarissait jamais.

Lorsque je suis arrivé, il y avait longtemps que Moscou n'était plus sous la menace des Allemands. Mais pendant l'hiver de 1941 les généraux allemands campaient à Khimki et étudiaient les dômes du Kremlin à travers leurs jumelles. Si cet hiver-là n'avait pas été le plus rude depuis des années, Moscou aurait bien pu tomber. Toutefois, la panique régnait dans la ville et son administration était au point mort. Avant 1943, toutes les usines importantes avaient été évacuées vers l'Est, et la plupart des actifs étaient partis avec elles ou bien s'étaient fait enrôler dans l'armée. Moscou en temps de guerre semblait être une ville dont la population était essentiellement de sexe féminin. Ce qui surprenait surtout le visiteur occidental, c'était de voir des groupes de jeunes filles paysannes bien charpentées, habillées en uniforme de l'Armée Rouge, dégager à coups de pioches l'épaisse couche de glace qui recouvrait les axes principaux de Moscou.

C'est seulement à la fin de la guerre que j'ai pu visiter Leningrad et me rendre compte que les Muscovites avaient eu une vie bien plus facile que ceux qui avaient enduré le siège de Leningrad : leur ville resta encerclée presque entièrement par les Allemands pendant 900 jours, et pendant cette période un peu moins d'un million de ses habitants, sur une population totale de trois millions, périssait. La plupart sont morts de faim. La ration quotidienne consistait en guère plus de deux petites tranches d'un pain fait de presque tout, sauf de céréales. Je reste convaincu que peu de peuples au monde auraient été capables d'endurer ce qu'a enduré le peuple russe à cette époque.

Leningrad souffrit terriblement des bombardements allemands pendant les années de guerre. Moscou, par contre, échappa largement à la destruction et s'en sortit bien mieux que Londres, par exemple. Mais c'était le fait du hasard, et les villes et villages à l'ouest de Moscou, qui avaient été prises et reprises par les armées allemandes et russes, présentaient un spectacle de désolation. La maison typique du paysan russe est faite presque entièrement en bois. C'est, au fait, une cabane en rondins, dont la seule partie bâtie en brique est l'âtre et sa cheminée. Un des spectacles les plus courants dans la campagne russe vers la fin de la guerre consistait en une rangée de ces cheminées en brique, noircies par le feu et entourées des cendres de ce qui furent des maisons paysannes. Bien des villages ont été rayés de la carte, de nombreuses grandes villes furent pratiquement rasées.

En été 1944, j'ai assisté à une scène extraordinaire. Staline a fait parader dans les rues de Moscou environ soixante mille prisonniers de guerre allemands, dont beaucoup furent capturés aux batailles de Stalingrad et de Koursk. Ils défilaient, ou plutôt ils se traînaient, par rangs de vingt, le long du boulevard périphérique d'un terminus du chemin de fer à un autre, en route vers des camps de concentration à l'Est du pays. A leur tête marchaient cinq ou six généraux vêtus de ce qui restait de leur uniforme, certains se tenant correctement, d'autres boitant ou s'appuyant lourdement sur une canne. Parmi les hommes qui les suivaient il y avait du tout venant – jeunes et vieux, en haillons, mal rasés, et dont les plus anciens portaient leurs chaussures à la main afin de les préserver pour les temps plus durs et les routes plus ardues qui les attendaient. Il n'y avait pas vraiment besoin qu'ils passent par Moscou. C'était un cirque organisé par Staline au bénéfice de la population, pour qu'ils puissent les insulter et leur cracher à la figure. Le plus étonnant, c'est qu'il n'y eut pas de manifestation de haine de la part des Russes envers les Allemands. Les gens se tenaient là et les regardaient, tout simplement. Il y eut peu de commentaires. Et parmi ces commentaires, certains n'exprimaient que de la compassion pour ces pauvres hères qu'on faisait ainsi défiler. Depuis ce jour, chaque fois qu'on a voulu me parler de la haine profonde du peuple russe envers les Allemands, je suis resté de glace.             

Extrait d'un texte de David Floyd (‘Russia at War : An Englishman Reports') paru dans ‘History of The Twentieth Century' de A.J.P Taylor & J.M.Roberts (Purnell & Sons, 1968). Traduction John Hodgkinson.