Réseaux Internationaux : La Filière Moldave

Dans le pays le plus pauvre d'Europe, les mafieux ciblent les filles les plus faibles, les dressent et les exportent pour un profit maximal.

"Comme une bête sauvage"

            Lorsqu'elle est revenue sur les routes boueuses du village, croisant les ânes et leurs attelages de ce coin paumé de Moldavie, Irina s'est sentie comme « une bête sauvage ». Cernée par des gens qui ne comprenaient rien. Ses parents, les voisins, tout le village la croyait partie travailler sur les marchés d' Antalya , la ‘Riviera turque'. Elle aussi. Une seule personne connaissait son cauchemar. Et Irina lui avait fait confiance : après tout, cette amie lui avait refilé son propre boulot. Elle était même sûre que le salaire serait bon, vu les nouveaux vêtements clinquants de sa copine. Silhouette élancée, traits fins, grands yeux noisette, la jolie Irina a sauté dans l'avion … pour se retrouver séquestrée dans un bordel turc, enchaînant les passes comme un fantôme. Au bout d'un mois et demi de calvaire, vendue et revendue plusieurs fois, la jeune Moldave a réussi à déjouer la vigilance de ses bourreaux, à monter sur les toits et à s'enfuir. Epique ! Et rare.

Le nouvel esclavagisme

            Le système est si bien verrouillé que peu de victimes du trafic d'êtres humains parviennent à s'échapper. Difficile alors de connaître l'ampleur du phénomène. On parle de plus de 10 000 jeunes Moldaves enrôlées chaque année dans la prostitution forcée. Une chose est sûre : la Moldavie, petit Etat le plus pauvre d'Europe, est l'un des pays les plus touchés au monde par ce nouvel esclavagisme transfrontalier. Ses réseaux s'étendent partout : Europe, Moyen-Orient, Asie. Mais les destinations peuvent changer très vite, les trafiquants s'adaptant constamment. au marché, aux lois, aux victimes elles-mêmes.

Des stratégies toujours plus perverses

            Ils ont ainsi abandonné les rapts, l'entassement dans des camionnettes et les passages clandestins de frontières des années 1990. Trop visibles, trop risqués. Aujourd'hui, les femmes prennent l'avion avec des papiers en règle et en connaissent exactement leur destination. Difficile de les arrêter. Certaines savent qu'elles vont devoir tapiner. Mais pas dans quelles conditions. La grande majorité croit partir travailler comme vendeuses, serveuses ou danseuses … Et pour les attirer, les mafias moldaves font preuve d'une créativité redoutable. Elles sont d'abord passées par les petites annonces mais, grâce au travail des ONG, les Moldaves s'en méfient. Qu'à cela ne tienne, les trafiquants développent aujourd'hui des stratégies toujours plus perverses.

Lena tente de survivre au sida pour sa fille Maria

            Lena, grande blonde à la coupe carrée et aux épaules voûtées, travaillait sur les marchés de Chisinau, la capitale. Un jeune homme de 25 ans l'a accostée sur son stand. Il lui a fait le coup du prince charmant, lui expliquant qu'elle valait bien mieux que Chisinau, sa vie monotone et sa paie de misère. Lena y a cru très fort. Elle a atterri sur les trottoirs moscovites. Cinq ans après, elle tente de survivre au sida pour sa fille Maria, née cinq mois après son retour. Mais le traumatisme ne la quitte pas.

Les mafias savent parler aux familles

            Dans les campagnes, les mafias savent parler aux familles. En se baladant sur l'une des rares routes goudronnées du village, la frêle Irina pointe la « discothèque », un grand bloc de béton monolithique. « Le propriétaire a vendu ses deux filles, lance-t-elle. Il a pu investir. » Il a touché entre 500 et 1 000 dollars par gamine, alors que le salaire moldave moyen tourne autour de 150 dollars. Juste derrière la discothèque, il a construit une jolie petite maison pour l'une de ses enfants. Il n'a jamais compris pourquoi elle n'en voulait pas.

Le parfait rabatteur

            Mais depuis trois ans les réseaux ont trouvé plus rentable que le prince charmant ou le traître familier. Ils ont dégotté le parfait rabatteur : celui qui peut berner une multitude de filles et tomber sans dommage : la fille elle-même. Le deal : la liberté en échange d'une à cinq proies. Et le job n'est pas si compliqué : il suffit juste de faire baver les copines en affichant un train de vie clinquant et de leur refiler le bon plan. « Ces recruteuses croient que le trafiquant va les laisser tranquilles, elle et leur famille, explique Alina Budeci , psychologue, qui dirige le centre d'accueil de l'ONG   ‘La Strada ', à Chisinau. Mais après quelque temps, il réapparaît en critiquant les filles envoyées. Il faut en trouver d'autres ! »

85% des victimes du trafic ont subi des abus au sein de leur famille

            La misère de la Moldavie fait clairement le jeu des trafiquants. Mais elle n'explique pas à elle seule l'extrême naïveté de certaines filles. Difficile à croire, mais, avant la Turquie, Irina avait déjà échappé à l'esclavage sexuel à Chypre. Où une hypocrite législation, abolie l'an dernier, requérait un dépistage des maladies sexuellement transmissibles comme préalable à tout contrat de danseuse ou de serveuse : après une nuit avec ses futures collègues, Irina a profité du passage à l'hôpital pour s'enfuir. Pourtant, quelques mois plus tard, elle s'envolait pour Antalya … Comment l'expliquer ? « 85% des victimes du trafic ont subi des abus au sein de leur famille, avance Alina Budeci . Elles développent des comportements de victimisation : on leur a tellement martelé qu'elles ne valaient rien que, lorsqu'elles rencontrent quelqu'un qui s'intéresse à elles, il peut facilement les manipuler. » Les mafieux ne s'y trompent pas. Ils ciblent les ados paumées, les mères célibataires, les enfants de migrants ou de familles violentes et alcooliques.

Viols, tabassages, drogues dures, privation de nourriture

            Les recruteurs ne les lâchent pas tant qu'elles n'ont pas franchi la frontière. Et, arrivées en Turquie, à Chypre ou aux Emirats Arabes Unis, elles subissent le pire des conditionnements. Irina, par exemple, a été emmenée dans un appartement. Des hommes l'y attendaient. Viols, tabassage, drogues dures, privation de nourriture. Encore et encore. Jusqu'à ce qu'elle finisse par accepter la vingtaine de clients quotidienne. « Les premiers partenaires sont en général des amis du proxénète. Si la fille ose leur demander de l'aide, la torture recommence, explique John O' Reilly , ancien membre de l'unité de lutte de l'ONU et auteur d'études sur le silence des victimes du trafic. Elles comprennent rapidement que personne ne viendra les sauver. »

La personne la plus importante de leur vie est le trafiquant

Brisées, perdues dans un pays dont elles ignorent la langue, les victimes ne tentent même plus de s'échapper, ni de parler à qui que ce soit. « La personne la plus importante de leur vie est le trafiquant. Si elles font ce qu'il dit, elles vivent. Que quelqu'un essaie de perturber leur relation, et elles pensent immédiatement que leur vie est en danger, décrypte le policier irlandais. C'est pour cela que les policiers entendent souvent : « Je suis contente d'être là. » » D'autant que les trafiquants ont scellé le piège en laissant les filles garder un peu d'argent pour envoyer à leur famille. Du coup, en Moldavie, personne ne s'inquiète et à Antalya, Nicosie ou Paris, les policiers trouveront les reçus de l'argent expédiés dans la chambre des filles : elles touchent de l'argent, ce sont donc des prostituées consentantes ! Fin de l'enquête. Les victimes elles-mêmes tombent dans le panneau. Alina Budeci rapporte : « Les trafiquants leur disent : « Je te paie, tu es nourrie, logée. Et tu es venue toi-même avec ton passeport ! » C'est difficile de se sentir victime. » Pour l'Etat moldave, en tout cas, il n'existe pas de réseaux internationaux se vendant et se revendant les victimes. Ici, comme ailleurs, seuls les petits recruteurs peuplent les prisons. Et lorsque la police tente d'envoyer des commissions rogatoires dans les pays destinataires, elles restent la plupart du temps lettre morte. Pas de quoi inquiéter les mafias du sexe.

                                    Cécile Bontron. Le Nouvel Observateur. Novembre 2009.

NDLR : Le Parti Radical de France a pour vocation de "inquiéter les mafias du sexe" et préconise la peine de mort pour le genre de trafiquants décrits dans cet article. Et, bien évidemment, nous ne parlons pas seulement des 'petits recruteurs'.