La coupable négligence du tribunal d'Auxerre.

10 février 2001 à 22:47

Comment l'enquête d'un gendarme,qui désignait Emile Louis comme suspect dès 1984, a été enterrée.

Par SANTUCCI Françoise-Marie

C'est un «NON» écrit en lettres majuscules. Par un auteur encore inconnu. Un non qui figure sur la première page d'un rapport rédigé, en 1984, par le gendarme Christian Jambert . Alors que personne ne s'y intéresse, cet adjudant cherche, durant des mois, la trace de six (1) handicapées mentales placées dans des établissements spécialisés de l'Yonne, six jeunes filles qui ont disparu entre 1977 et 1979. Il transmet son rapport au parquet d'Auxerre (2). L'enquête est fouillée: Jambert retombe toujours sur Emile Louis. Plus de seize ans après, le 14 décembre 2000, Emile Louis, arrêté à Draguignan, reconnaît les meurtres de ces jeunes filles (3). Preuve que le travail de Jambert méritait l'attention. Pourtant, au parquet d'Auxerre, l'enquête de 1984 a bel et bien été enterrée. Pourquoi? Que s'est-il passé dans ce palais de justice, ce «palais des mystères» comme on le dit dans la région?

Depuis l'arrestation d'Emile Louis, l'Inspection générale des services judiciaires, saisie par la garde des Sceaux Marylise Lebranchu , enquête sur les dysfonctionnements répétés de la justice à Auxerre, ces vingt dernières années. Ses conclusions ne sont pas encore connues. Sans attendre ses résultats, Libération a tenté de comprendre, auprès des nombreux magistrats qui se sont succédé à Auxerre, les moments clés de cette affaire. Une certitude: les ratés de la justice sont invraisemblables. Ils permettront certainement aux familles des victimes de rechercher la responsabilité de l'Etat. Elles y ont d'ailleurs déjà réfléchi.

Coïncidences. A deux reprises au moins, une information judiciaire aurait pu être ouverte, si les procureurs de la République avaient été vigilants. Le premier mystère, le plus étrange, concerne l'épisode de 1984. Le 26 juin, le gendarme Jambert transmet au substitut Daniel Stilinovic son procès-verbal d'enquête sur les disparues (lire ci-dessous). Stilinovic réagit immédiatement et envisage de donner un réquisitoire supplétif à un juge d'instruction, qu'il pense saisi d'une autre affaire concernant Emile Louis. Mais le PV de Jambert n'arrivera jamais entre les mains du juge d'instruction. Que se passe-t-il? Absolument rien. Le procureur de l'époque, René Meyer, aujourd'hui retraité, affirme, à l'inverse de Stilinovic , qu'«il était impossible d'ouvrir une instruction à propos des disparues». «Il n'y avait pas de cadavres, dit-il à Libération. S'agissait-il de suicides, d'homicides, de disparitions? On n'en savait rien.» Et ce PV de Jambert , accablant? «J'ai dû le lire. Mais dans cette histoire de disparues, il n'y avait que des coïncidences, et rien que ça.» Que s'est-il passé après juin 1984? «Je n'en ai aucun souvenir», avoue Meyer. Malgré la volonté de plusieurs personnes ( Jambert , Stilinovic ), l'affaire des disparues se referme pour plusieurs années.

L'épisode suivant intervient en 1993. Pierre Monnoir , un gars du coin, cofondateur de l'association de défense des handicapés de l'Yonne ( Adhy ), a entendu parler de la disparition de «quatre filles» scolarisées à l'institut médico -éducatif (IME) Grattery , à Au xerre . A plusieurs reprises, il en parle à un substitut du tribunal, Bertrand Daillie . Au mois d'avril, Daillie commence une enquête. Ecrit à la direction sociale départementale: «Où sont passées ces jeunes filles?» Dans la foulée, Monnoir adresse un courrier au procureur. Puis Daillie fouille dans les archives du palais. Aucune trace des procès-verbaux de 1984. Le travail de Jambert a erré, joint au dossier d'un homicide déjà à l'instruction, ou classé sans suite. Là encore: s'agit-il d'une erreur ou d'une volonté d'enterrer l'affaire? Aujourd'hui, Bertrand Daillie confie: «Ce PV, personne ne m'en avait parlé. Très récemment, je n'en suis pas revenu d'apprendre qu'une enquête avait été effectuée en 1984, et qu'il ne s'était rien passé.»

Nouveau silence, jusqu'en 1995. Le président de l' Apajh locale (Association pour adultes et jeunes handicapés), qui coiffe notamment l'IME d'où ont disparu quatre des jeunes filles, s'inquiète à son tour et écrit au procureur. Réponse du parquet, le 6 juin 1995: «A la lecture de ces documents, aucun élément susceptible de laisser penser à des indices d'infraction pénale n'apparaît. Dès lors, et compte tenu également de l'ancienneté des faits prétendus, je ne dispose pas de la faculté d'ordonner une enquête pénale.»

Prescription. Au début de l'année suivante, le procureur Jacques Cazals apprend l'existence du dossier Jambert . Qui, miraculeusement, refait surface. Comment? Cazals , aujourd'hui substitut général à Paris, se souvient l'avoir récupéré «via le juge Lewandowski ». Ce que le juge conteste formellement. C'est la troisième bizarrerie d'une chronologie bien chaotique. Réapparu aussi mystérieusement qu'il avait disparu, le dossier Jambert ne convainc toujours pas le procureur d'ouvrir une information. L'affaire est trop ancienne, il y a prescription. Pourtant, un arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, le 7 mai 1997, ordonne que le juge Benoît Lewandowski soit saisi. L'enquête sur les disparues de l'Yonne commence enfin.

Dernier mystère: la nouvelle procureure d'Auxerre, Marie-Suzanne Le Quéau , prend ses fonctions fin janvier 2000. Elle retrouve le PV Jambert oublié dans une armoire de son bureau. Egaré. Une fois de plus.

(1) A l'époque, six jeunes filles, et non sept, sont portées disparues.

(2) Consultable in extenso sur liberation.fr

(3) Il s'est rétracté le 16 janvier.

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