Ces fermiers blancs que le Zimbabwe exproprie.

Par Sébastien Hervieu, publié le 13/03/2010 à 10:00

Expulsée de sa propriété par le régime de Mugabe, une Française se bat pour obtenir justice.

Ces fermiers blancs que le Zimbabwe exproprie

Les bénéficiaires de la réforme agraire sont souvent des parlementaires, des ministres et des militaires récompensés pour leur fidélité au pouvoir.

p. bulawayo/reuters

Trente cinq hectares de patates douces, 20 hectares d'orangers, 20 hectares de maïs, 11 hectares de potager, 30 vaches..." Dans la petite salle du tribunal,  Catherine Jouineau-Meredith   égrène à la barre tout ce qu'elle a perdu. Un foulard rouge et bleu autour du cou, l'élégante femme, âgée d'une quarantaine d'années, se tient droite. Derrière le pupitre en bois, elle constate d'une voix ferme: "Je n'ai pas reçu un centime de dédommagement."  

Au fond de la pièce, Jamaya Muduvuri, le sénateur du parti présidentiel qui l'a expulsée de sa ferme il y a un an vient de faire son entrée. En tenue kaki, il s'assied sur un banc en occupant deux places. Justement, elle parle de lui, avec une pointe d'ironie: "Il a déjà mangé la moitié de mes 300 moutons." L'avocat de l'Etat zimbabwéen l'accuse d'être restée illégalement sur ses terres? Elle brandit des papiers officiels et argumente en anglais. Si ses yeux lançaient des éclairs, l'homme serait déjà foudroyé. 

En un an, Catherine Jouineau a dépensé près de 28 000 euros en frais d'avocat. Sans doute pour rien.

En un an, Catherine Jouineau a dépensé près de 28 000 euros en frais d'avocat. Sans doute pour rien.

Ce mercredi 17 février, c'est la douzième fois depuis son expulsion que la fermière française se retrouve devant la cour de justice de la petite ville de Chegutu, située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Harare, la capitale zimbabwéenne. La voie juridique est la seule qu'il lui reste pour espérer rentrer un jour chez elle. "Ici, je suis locataire, tous mes meubles sont restés à la ferme", confie avec amertume Catherine Jouineau , installée sur la terrasse d'une maison nichée dans une banlieue huppée de Harare.  

Depuis le lancement, en 2000, de la réforme sur la redistribution des terres au Zimbabwe, qui s'est traduite par l'expulsion de 93% des 4500 fermiers blancs, la Française avait été menacée trois fois. En 2004, en 2005, puis au début de 2009. "Un ou plusieurs individus se présentaient à ma barrière pour réclamer ma ferme comme un dû", se souvient-elle. La dernière tentative fut la bonne. 

"C'était un dimanche, il était 5 h 30 du matin." A l'aube de ce 15 mars 2009, Catherine Jouineau et son mari, zimbabwéen, quittent leur propriété en catimini. "Mon plat de queues de boeuf est resté dans le four..." Le couple vient à nouveau de passer une nuit horrible. Depuis un mois, une trentaine de jeunes désoeuvrés, payés par le sénateur Muduvuri, occupent ses terres. En direction de la maison, ils crient: "C'est une ferme zimbabwéenne, pas française, faites vos bagages!" La nuit, elle entend: "On va vous tuer, on va vous tuer!"  

Je me croyais à l'abri de la réforme agraire avec ma petite exploitation 

Elle sait que ce ne sont pas que des paroles. Des voisins fermiers ont déjà été tabassés. "Parfois, vers minuit, ils réveillaient les enfants de nos ouvriers agricoles pour les forcer à voir leurs parents roués de coups de bâton sur la plante des pieds." Le couple ne dort plus que de une à deux heures par nuit. C'en est trop. Ce 15 mars, Catherine Jouineau abandonne en quelques minutes tout ce qu'elle a construit en une décennie. 

Elle se souvient encore de la proposition d'un ami, faite en 2000: "Tu aimes les grands espaces, pourquoi n'achèterais-tu pas cette ferme?" "Ça ne va pas? Je n'y connais rien!" s'entend-elle encore lui répondre. Mais l'idée fait son chemin. Originaire de la Haute-Normandie, cette jeune femme qui a passé son enfance à Paris était vite tombée amoureuse de l'Afrique.  

Son diplôme d'école de commerce en poche, elle s'était envolée pour l'Angola afin de travailler comme experte-comptable dans une multinationale. Le climat de violence qui entoure les élections de 1992 l'oblige à quitter le pays. Mais elle reste dans la région et pose ses valises au Zimbabwe, alors la perle de l'Afrique australe. Au début des années 2000, elle a finalement abandonné ses activités de consultante auprès d'entreprises pour s'installer dans sa ferme, nommée Twyford, distante d'une dizaine de kilomètres de Chegutu. 

"J'ai appris le métier en allant voir mes voisins fermiers", explique-t-elle. En trois ans, à l'aide de ses ouvriers, elle bâtit sa maison au toit de chaume et en briques. "Je me croyais à l'abri de la réforme agraire avec ma petite exploitation de 639 hectares."  

Car son profil contraste avec celui de la majorité des autres fermiers blancs zimbabwéens ou sud-africains. Ceux-là possédaient plusieurs fermes. Elle n'en a qu'une. Ils cultivaient des milliers d'hectares. Elle n'en exploite que quelques dizaines. Certains propriétaires traitaient leurs ouvriers avec peu de considération. Elle bichonne sa centaine de travailleurs. Chaque jour, elle fait conduire à l'école 18 enfants dont elle règle les frais de scolarité. Les plus petits se retrouvent dans une crèche créée sur l'exploitation. 

Mais, cette année, il n'y aura pas de récolte. "Ce sénateur n'a rien semé, il paie les ouvriers épisodiquement, et s'introduit dans ma maison pour nous voler des biens", assure la Française, dépitée. La dernière fois qu'elle a pu mettre les pieds sur sa ferme, où une brousse de hautes herbes et d'acacias grignote peu à peu les terres cultivées, c'était le 17 avril dernier. Ce jour-là, l'élu, assis sur un tracteur, assure devant des officiels en visite qu'il "cohabitera" avec Catherine Jouineau. Deux heures plus tard, tous les verrous étaient changés... La police n'ose pas intervenir. Devant les ouvriers, il répète que "c'est [sa] ferme". En réalité, il en a déjà envahi cinq, alors que le texte de loi impose normalement le principe "un homme, une ferme". 

Un pays au ralenti.

En février 2009, l'opposant Morgan Tsvangirai contracte un mariage forcé avec son ennemi, le président Robert Mugabe , à la tête du pays depuis trois décennies. Un an plus tard, le Premier ministre du gouvernement d'union nationale peut se targuer d'avoir redonné un peu d'espoir aux quelque 12 millions de Zimbabwéens, victimes depuis une décennie d'une triple crise, politique, économique et humanitaire.

L'introduction du dollar américain a mis fin à l'hyperinflation. Les rayons des magasins sont de nouveau garnis. Le PIB a progressé de 4,7% en 2009. Les fonctionnaires sont retournés au travail, mais ils réclament des salaires plus élevés. Et 90% de la population reste au chômage. Les pays occidentaux ne délivrent toujours leur aide financière qu'au compte-gouttes.

La raison? L'attelage politique avance de plus en plus difficilement. Dans les campagnes, les partisans du parti présidentiel poursuivent leurs violences. Le processus de rédaction d'une nouvelle constitution a pris du retard. Or c'est une étape indispensable avant la tenue de nouvelles élections 

S. H.

Le cas n'est nullement isolé dans le pays. Les bénéficiaires de la réforme agraire sont souvent des parlementaires, des ministres et des militaires récompensés pour leur fidélité au pouvoir. La Française ne remet pas en question le bien-fondé de la redistribution des terres. "Je vis au Zimbabwe, donc je respecte la loi du pays, mais celle-ci indique clairement que je dois être dédommagée, sinon cela s'appelle du vol!"  

En février 2007, un arrêt rendu par la cour de justice de Harare a confirmé que sa ferme était protégée par un accord bilatéral de protection des investissements. Signé en 2001, celui-ci n'a toutefois jamais été ratifié par la France et le Zimbabwe, ce qui annule sa portée juridique. Une anomalie qui n'a pas été relevée à l'époque par la justice zimbabwéenne. 

En un an, Catherine Jouineau a dépensé l'équivalent de près de 28 000 euros en frais d'avocat. "Je suis convaincue de mon bon droit mais, faute de revenus, je risque bientôt de devoir cesser le combat." L'issue de cette lutte est prévisible, selon son avocat, David Drury : "On a zéro chance de gagner ce procès, car cette justice est contrôlée par le pouvoir politique." Dans le tribunal, sous le vieux portrait officiel du président Robert Mugabe accroché de travers, le juge annonce qu'il rendra sa décision le 18 mars prochain. Lui aussi s'est vu gratifier d'une ferme, il y a quelques semaines. 

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